"La capture d’un éléphant sauvage"
Extrait de l’article « Une mission française en Birmanie » (1873-1874), d’A. Marescalchi (Revue des deux mondes, Septembre/octobre 1874).
Il n’est pas exagéré de dire que la Birmanie, à l’exception pourtant des vallées les plus habitées et les mieux cultivées, est remplie de tigres, d’éléphants sauvages, de cerfs et de toute sorte d’animaux […]
A ce propos, je ne puis résister au plaisir de décrire un spectacle auquel j’ai plusieurs fois assisté ; je veux parler de la capture d’un éléphant sauvage dont on veut faire un animal domestique. Quelque invraisemblable que paraisse la chose, j’affirme ne rien exagérer de ce que j’ai vu. Les éléphants domestiques ne se reproduisent pas d’une façon assez régulière pour faire face à tous les besoins : aussi est-on obligé tous les ans de chercher à s’emparer d’un certain nombre d’éléphants sauvages habitant les grandes forêts de bois de teck. On doit porter son choix sur les éléphants jeunes encore ; en effet ceux qui sont dans la force de l’âge ont quelque peine à passer d’un régime à l’autre, et meurent généralement dès le début du dressage. Le roi, qui est, pour ainsi dire, maitre de tout ce qui existe dans son royaume et se considère par suite comme le propriétaire des éléphants qui vivent à l’état sauvage, possède des troupeaux de femelles qui vivent au sein des forêts dans la plus grande indépendance ; mais à une certaine époque de l’année elles sont recherchées par les mâles sauvages. Dès que l’une de ces femelles a fait la rencontre de l’un de ces éléphants, elle l’entraine à sa suite et va racoler ses compagnes. Le mâle n’y voit pas malice, et s’estime fort heureux de la nouvelle connaissance qu’il a faite ; il se complait au milieu de ce troupeau de dix à douze femelles, qui du reste ont pour lui les attentions les plus délicates. Ces femelles, bien qu’indépendantes et non soumises à la volonté d’un cornac, n’en ont pas moins un certain sentiment d’obéissance à l’homme. Ainsi dans la forêt vivent un certain nombre de cornacs montés sur des éléphants privés, choisis parmi ceux que rien n’effraie, et que la nature a doté de vigoureuses défenses. Dès que ces conducteurs d’éléphants ont vu le troupeau de femelles réunies autour d’un mâle sauvage, ils impriment à ce troupeau une marche lente et régulière vers la capitale ; ils se laissent peu voir afin de ne pas attirer l’attention du sauvage, qui pourrait encore échapper, mais les femelles comprennent à demi-mot. Après un nombre de jours qui varie suivant la distance de la forêt à la ville, voici le troupeau arrivé à quelques kilomètres de Mandalay. Le sauvage commence bien à s’apercevoir de l’étrangeté du spectacle, il n’est plus dans la forêt, il voit des éléphants montés par des hommes à une certaine distance du troupeau, il remarque les gens travaillant dans les champs ou passant sur les chemins : aussi se tient-il au milieu de ses compagnes, aveuglément confiant dans leur affectation et dans leurs bons procédés.
La prise de l’éléphant sauvage est fixée au lendemain, le public en est informé, et la foule se transporte au jour prescrit à l’arène disposée à cet effet. […] Le cirque est disposé de telle sorte que les spectateurs peuvent voir aussi bien ce qui se passe au dehors qu’au-dedans.
L’heure des émotions est enfin venue ; la porte d’entrée du cirque est ouverte, on voit au dehors le troupeau de femelles qui s’avance vers cette porte, maintenant au milieu d’elles le sauvage, qui se trouve heureusement être un éléphant dans la force de l’âge ; la prise en sera d’autant plus difficile. Étonné de ce cirque rempli de monde ainsi que de la foule qui, n’ayant pas trouvé de place, se tient à une distance respectueuse à l’entour du troupeau, le sauvage ne quitte pas ses bonnes amies. Celles-ci, arrivées près de la porte, entourent, poussent, pressent leur victime de façon à l’obliger à la franchir. Le sauvage résiste, leur échappe, puis leur revient immédiatement, ne pouvant pas admettre qu’il soit trompé par elles. Enfin, exaspéré par les hurlements du public, il prend sa course ; mais il a compté sans les vieux éléphants de combat dont nous avons déjà parlé. Ceux-ci le chargent en tête et l’obligent à retourner au milieu de ses compagnes. Ces alternatives durent au moins deux heures ; enfin la porte est franchie et refermée aussitôt. Dans l’arène commence un exercice semblable à celui des combats de taureaux en Espagne, et on comprend maintenant l’utilité du couloir réservé. L’éléphant, agacé, irrité, poursuit les picadors, se précipite furieux contre la palissade, en un mot épuise ses forces. On ouvre alors la porte intérieure de la sortie, et, afin de l’engager à entre dans cette souricière, on a eu soin d’y faire passer une femelle, que l’on maintient en dehors de la porte de sortie ; mais l’éléphant est devenu soupçonneux, et il reste au milieu du cirque, indifférent aux agaceries des jouteurs ainsi qu’à celles da sa compagne sans vergogne. Le voyant ainsi à bout, on prépare un câble avec un nœud coulant que l’on jette près de ses pieds de derrière, car, dans l’état de prostration où il se trouve, il ne s’inquiète plus de ce qui se passe autour de lui ; toutefois personne n’oserait s’aventurer dans le rayon d’action de sa trompe. A l’aide d’une lance, on lui pique la jambe postérieure ; semblable à un cheval qui voudrait se débarrasser d’une mouche, il lève la patte et finit par la laisser tomber dans le nœud coulant. Or cette corde traverse la double porte et est amarrée à un cabestan qui se trouve au dehors. Aussitôt de virer au cabestan et d’entrainer le pauvre animal dans la souricière.
C’est alors que commence la partie la plus triste du spectacle. Il s’agit, à l’aide de câbles passées sous le ventre et noués sur le dos, de ficeler la malheureuse bête ; il s’agit également de lier ensemble les pieds de derrière. L’éléphant se débat, lutte et se met en sang ; mais la cage est solide et trop petite pour qu’il puisse y faire de très grands mouvements ; quant aux hommes chargés de l’attacher, ils sont garantis par la claire-voie. L’opération terminée, la porte extérieure est ouverte, et le câble amène cette pauvre bête au-dessous d’une potence à laquelle on lie les cordes qui l’entourent, de manière qu’il ne puisse plus se coucher ; on le lie également au montant de la potence, et de cette façon il ne peut plus bouger.
A partir de ce moment, un homme spécial est attaché à son service, ce sera son cornac, l’éléphant doit apprendre à le connaître. Ce cornac le met à la portion congrue pendant quelques jours et s’amuse, en passant par le haut de la potence, à descendre sur son dos. L’animal ne peut s’en défendre, d’ailleurs il commence à s’habituer à cette homme qui s’occupe de lui ; bientôt on lui délie les pattes de derrière, de façon qu’il puisse reposer mieux, et l’on amène deux vieux mâles montés par des cornacs. Ceux-ci se placent l’un à droite, l’autre à gauche du captif, qui voit ainsi que l’éléphant se laisse monter et conduire sans en paraitre pour cela plus malheureux. Enfin après quinze ou vingt jours de captivité, suivant le tempérament de l’animal, on lâche toutes ses chaînes et on l’emmène promener entre ses deux maitres d’école. A partir de ce moment, on peut considérer le dressage comme terminé. […]
Extrait publié avec l’aimable autorisation de la Revue des deux Mondes.