L’ Irrawaddy, père nourricier de la terre birmane
par Guy Lubeigt CNRS-IRASEC
La première partie de cet article concernait les particularités physiques du créateur de la terre birmane. [1] Dans cette seconde partie l’auteur s’attache à souligner les activités humaines et économiques induites par le fleuve et qui lui doivent leur existence.
L’Irrawaddy, créateur de la terre birmane, est aussi son père nourricier. L’histoire des Birmans et de leurs ancêtres montre que, sans lui, la Birmanie ne serait pas. L’existence des principales ethnies (Nagas, Kachin, Chin, Shan, Birmans, Môn et Karen) qui peuplent les rives de l’Irrawaddy, et celles de ses affluents, est intimement liée à ces eaux.
Le fleuve remplit une multitude de fonctions parmi lesquelles trois sont essentielles pour le développement de l’économie birmane. Le vecteur de transports de marchandises et de passagers ; le rôle nourricier pour alimenter ses pêcheries, cultures de berges et l’irrigation ; le fournisseur de matières premières nécessaires aux activités industrielles et le lien qui relie en permanence tous les réseaux commerciaux qui le traversent en tous sens.
1- Le vecteur transports : une activité traditionnelle
L’Irrawaddy est la voie de transport privilégiée des peuples de Birmanie qui ont toujours circulé sur ses eaux. Les anciens habitants de la Birmanie vivaient sur les terrasses du fleuve, comme en témoignent les outils paléolithiques qui ont donné son nom à la plus vieille des civilisations indochinoises, l’anyathien (400.000 ans) [2]. Le fleuve traversait alors une savane arborée ou chasseurs, cueilleurs et pêcheurs trouvaient aisément leur nourriture. Dès les débuts de l’ère chrétienne des voiliers remontaient le fleuve à contre-courant en profitant de l’inversion du vent qui, en début d’après-midi, souffle du sud vers le nord. Barques, canots, pirogues et bateaux à moteurs sillonnent toujours le cours du fleuve. La tradition du déplacement en radeaux perdure et, comme leurs ancêtres paganais, les actuels bateliers continuent à descendre l’Irrawaddy sur d’immenses radeaux faits de grumes de tecks, de bambous ou de jarres, depuis Kyaukmyaung jusqu’aux scieries de Mandalay et Rangoun. Pendant tout le voyage ils vivent dans des huttes placées sur le radeau. La fonction transport a donné naissance à de nombreux ports fluviaux (Mandalay, Monywa, Yesagyo, Myingyan, Pakkoku, Magwè, Prome et Pathein) où les embarcations, équipages et passagers font escale, passent la nuit ou attendent les commandes.
Les nombreux ponts permettant de traverser le fleuve en toutes saisons agissent comme autant de carrefours commerciaux qui renforcent sa fonction d’échanges traditionnelle. Les foires annuelles des grandes pagodes incrustées sur ses berges permettent aux forains de passer aisément d’une rive à l’autre avec leurs marchandises. Quant aux pèlerins, ils suivent plus facilement le circuit des foires de pagodes (Taungbyon, Amarapura, Ahlone, Shwézigon, Ananda et Myathalun) qui animent les festivals religieux, animistes ou bouddhistes, parties prenantes des charmes de la Birmanie.
2- La fonction nourricière : une abondante source de protéines pour les habitants
L’Irrawaddy nourrit les Birmans. Chaque village a ses pêcheurs professionnels qui fournissent poissons frais et crevettes d’eau douce. Des pêcheries très spécialisées sont également installées à la pointe du delta, parfois à la limite de la pleine mer. Les prises, séchées et salées sont distribuées dans toute la Birmanie. Une petite partie est livrée à des conserveries et le reste revendu directement aux chalutiers étrangers qui croisent dans les parages. Les pêcheurs, qui vivent en autarcie pendant plusieurs semaines sur ces radeaux, ont payé un lourd tribut au cyclone Nargis. Depuis quelques années les ‘entrepreneurs nationaux’ se sont lancés dans une activité lucrative : la pisciculture. [3]
Les paysans birmans connaissent bien leur fleuve et savent en tirer parti. Dans la zone sèche de Birmanie centrale de puissantes pompes permettent d’irriguer des champs de coton et de maïs (Letpanchibô). Les vastes îles de l’Irrawaddy, fertilisées par les limons de la crue annuelle produisent du paddy très recherché (repiqué à mesure que le niveau de l’eau baisse) et de vraies cultures maraîchères ‘bio’. Les berges du fleuve, elles aussi fertilisées par la crue, sont de même replantées à mesure de la décrue en maïs, haricots et arachides. Pendant la crue annuelle, le fleuve déborde et inonde les zones alluviales de son delta propices à la culture du jute. Il fournit ainsi une irrigation naturelle qui, dans certaines zones, permet de cultiver des légumineuses après la récolte du riz cultivé en pluvial. Les îles de l’Irrawaddy sont si fertiles que les villageois des rives orientales et occidentales peuvent se livrer des batailles rangées pour récupérer ‘leur’ île déplacée par la crue. [4] Les herbages des bords du fleuve permettent l’entretien d’un cheptel diversifié et conséquent (bovins, bubalins, caprins, porcins, moutons et chevaux). Autrefois les éléphants servaient comme animaux de trait et pour la guerre.
3 - Le fournisseur de matières premières [5] pour les industries riveraines
Les rives du fleuve recèlent des bois et bambous recherchés, du gaz et du pétrole (Chauk, Lanywa), des minerais (cuivre de Salingyi), métaux précieux (or alluvionnaire de Myitkyina et Kyaukmyaung), jadéite de Hpakant, roches (calcaires de Thayetmyo), sables (Mandalay) et argiles, qui alimentent une large gamme d’activités industrielles et artisanales qui, en leur temps, ont participé largement au développement économique de l’Union. Dans certains secteurs cette fonction méconnue, développée pendant la période socialiste, fait de l’Irrawaddy une véritable rue d’usines. [6] Mais les entreprises fonctionnent désormais avec un matériel vétuste. Le réacteur nucléaire expérimental d’Aunglan, initié par la junte mais très controversé, devrait compléter ces activités.
L’Irrawaddy induit l’artisanat traditionnel de la céramique utilitaire. La plupart des villages riverains fabriquent toujours les poteries domestiques (Ngazun, Yandabo, Pagan, Tharawaddy, Twanté). D’autres sont spécialisés dans la production de grandes jarres (150 à 220 litres) qui sont acheminées par radeaux vers les centres de consommation (faïences de Nwe Nyein et Makauk, jarres dites de Shwébo, mais fabriquées au bord du fleuve). [7] Le régime socialiste a tenté de relancer une industrie de la céramique (Tharrawady), mais sans grand succès, à l’époque où les faïences chinoises ont commencé à inonder le marché birman.
Les sablières de Mandalay, qui puisent dans le lit du fleuve, fournissent le matériel indispensable aux entreprises de construction et sont en plein essor. La cimenterie de Thayetmyo, longtemps la seule du pays, ne peut plus faire face aux besoins alors que les grandes zones industrielles se sont déplacées vers Rangoun, la vallée du Sittang, Thilawa et Dawei. Il existe des petits chantiers navals traditionnels (Yesagyo, Mandalay, Pagan, Pathein) qui utilisent encore le bois de teck tandis que les docks de Rangoun –qui construisent des bateaux de mer et des barges pour transporter le pétrole sur le fleuve- manient les tôles et l’acier. Radeaux et barges approvisionnent directement les scieries installées sur les berges (Mandalay, Monywa, Rangoun). Les constructions mécaniques sont également présentes non loin du fleuve (moteurs, poudrerie, armements légers) à Prome et Sindé. Les restes de l’industrie pétrolière continuent à fonctionner à Chauk et Yenangyaung tandis que les turbines de la centrale de Kyunchaung continuent tant bien que mal à alimenter la région de Pagan en électricité.
Conclusion
La première fonction de l’Irrawaddy, celle du commerce et des échanges qui ont fait la fortune du royaume birman, est désormais passée au second plan. Après 1962 les militaires socialistes conduits par le général Ne Win avaient voulu faire de l’Irrawaddy un rempart pour se protéger d’une éventuelle invasion chinoise. Les usines, reliées par la route Pathein Monywa, étaient construites sur la rive occidentale. Après 1988 les militaires libéraux ont abandonné cette politique et déplacé le centre de gravité de l’Union vers la vallée du Sittang.
Tout au long de son cours l’Irrawaddy régit l’existence des habitants de sa vallée. Malgré le déplacement de la capitale, son impact sur l’économie de la Birmanie reste fondamental dans le domaine agricole car il continue à détenir le bol de riz des birmans.
Guy Lubeigt CNRS-IRASEC
[1] La première partie de cette étude a été publiée dans la rubrique "Chroniques Birmanes" de la lettre France Birmanie (n° /2012, pp : 11-12
[2] D’après "Anya", qui désigne la Birmanie centrale en birman. Cf : De Terra/Movius. Philadelphie,1943.
[3] En général les Birmans n’apprécient guère les poissons de mer. Cf : Lubeigt : Birmanie : un pays maritime sans maritimité. Géographie et Cultures, CNRS- L’harmattan, Sept 1997. pp : 23-48.
[4] Cf.Lubeigt : Pagan. Histoire et Légendes. Ed Kailash, Paris 1998. PP ; 40-45.
[5] Le potentiel énergétique de l’Irrawaddy, longtemps ignoré par les Birmans, est convoité par les Chinois. Cf. Lubeigt : Myitsone Dam Project. Controversy into the Kachin Wilderness. IMASIE-CNRS, 5 dec 2011
[6] Cf. Lubeigt : La Birmanie, Que sais-je, N°1620, Presses Universitaires de France. Paris 1975. (Carte pp 80-81).
[7] Les villages de la vallée de l’Irrawaddy. Etudes Rurales N°53-56, Paris 1974.pp : 259-299