Être député en Birmanie aujourd’hui.
par Renaud Egreteau, chercheur associé au CERI (Sciences Po Paris)
Une nouvelle classe politique est apparue en Birmanie à la faveur des élections générales de novembre 2010. Bien que fort controversé, ce scrutin a fait renaître la branche législative d’un État si longtemps privé de tout débat parlementaire. Quatorze assemblées locales décentralisées, ainsi qu’un parlement national bicaméral ont été réunis pour la première fois en janvier 2011. Peu à peu, les députés birmans se sont affirmés, cherchant à peser sur un processus décisionnel codifié par la Constitution de 2008. Pas une semaine ne se déroule aujourd’hui sans qu’un parlementaire ne soit en effet interviewé par la presse birmane.
Au sein du parlement siégeant à Naypyitaw, 330 sièges de la chambre basse (Pyithu Hluttaw) et 168 sièges de la chambre haute (Amyotha Hluttaw) sont à pourvoir au suffrage universel direct. Les 166 sièges parlementaires restant sont réservés à l’armée birmane. A la différence des députés élus, le haut commandement militaire peut ainsi nommer à loisir les officiers représentant l’armée au sein des différentes assemblées. Cette prérogative militaire est peu fréquente dans le monde : l’Indonésie jusqu’en 2004, la Chine Populaire encore aujourd’hui, ainsi que quelques pays d’Afrique consentent à leurs forces armées un rôle législatif direct.
Qui sont les députés birmans ?
Concentrons-nous sur les députés birmans élus à l’échelon national. Au lendemain des élections partielles d’avril 2012, qui ont vu l’entrée au parlement de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, les députés élus étaient au nombre de 492. Parmi eux, seules 30 femmes se distinguaient – soit 6% de l’ensemble des représentants civils. Il ne faut par contre pas remonter bien loin dans notre propre histoire politique pour retrouver de telles proportions : l’Assemblée nationale française élue en mars 1993 affichait à peine 6% de députées.
Par ailleurs, le profil type du député birman ne semble pas véritablement en rupture avec l’image que l’on a depuis plusieurs années (voire décennies) des plus hauts dirigeants politiques du pays. Outre le fait qu’il soit un homme, le député-type de la première législature de « l’après-junte » (2010-2015) a aujourd’hui 57 ans en moyenne, est d’ethnie Bamar, et de confession bouddhiste. Seuls 52 députés élus en 2010 sont chrétiens, et trois sont musulmans. Le député-type est par contre bien plus diplômé que le reste de la société birmane qu’il représente : 76% d’entre eux ont reçu un diplôme universitaire (niveau licence et au dessus) délivré par une institution éducative birmane.
De même, à l’encontre du cliché qui voudrait que ces députés – surtout ceux issus des rangs du parti majoritaire, le Parti pour la solidarité et le développement de l’Union (USDP) – soient tous d’anciens haut-gradés de l’armée ayant troqué l’uniforme pour le longyi, les parlementaires nationaux civils proviennent majoritairement du monde de l’entreprenariat (28%), du secteur de l’éducation (17%) et du service public étatique (16%). Singulièrement en effet, les anciens militaires et officiers de police en retraite reconvertis en législateur ne forment qu’une minorité de députés nationaux (12%).
Que font-ils ?
La Constitution prévoit qu’au moins une session parlementaire soit réunie chaque année civile. Le président (« Speaker ») de la chambre basse décide de cet agenda. Dans les faits, au fur et à mesure de l’affirmation de l’organe législatif, les sessions parlementaires sont devenues plus nombreuses, et plus rapprochées les unes des autres. Nous en sommes déjà à la dixième session ordinaire de la législature entamée en janvier 2014. Aux premières séances plénières quelque peu amorphes, ont succédé des sessions de plus en plus actives. Petit à petit, les députés (y compris les militaires) ont apprivoisé leurs nouvelles fonctions, se familiarisant avec le travail classique d’un parlementaire.
Aujourd’hui, la discussion des projets de lois préparées par le pouvoir exécutif domine l’activité des parlementaires. Autour de 85% des textes législatifs adoptés par le parlement depuis 2011 émanent en effet de projets rédigés par le gouvernement. Ceci s’avère parfaitement logique pour un système présidentialiste : à titre d’exemple, le parlement français lui-même ne produit aujourd’hui que très peu de textes législatifs, la grande majorité des projets émanant de l’Elysée et de Matignon (ou d’entités supranationales, telle l’Union Européenne).
Les questions posées à la branche exécutive constituent l’autre grande tâche accomplie par les députés. Certains, y compris les grandes figures de l’USDP, n’hésitent pas à interpeller publiquement ministres et conseillers du président Thein Sein. Enfin, le travail en comité parlementaire s’avère primordial au sein des deux chambres. Celles-ci comptent une quarantaine de comités de quinze députés chacun travaillant tous sur une thématique générale (affaires étrangères, agriculture, transports, sports, etc.). C’est au « Speaker » des chambres que revient la nomination des membres de chacun de ces comités – certains députés particulièrement actifs pouvant même siéger dans plusieurs d’entre eux.
La journée d’un député
Lorsque le parlement est en session, les séances quotidiennes, publiques et filmées, débutent à 10h. Elles sont parsemées de pauses d’environ 20 minutes, et peuvent se prolonger jusqu’à 16h. Auparavant, de 8h à 10h, les officiels, présidents de comité et directeurs de l’administration parlementaire peuvent recevoir des délégations locales ou internationales ou convoquer leurs collaborateurs. Ces discussions peuvent se poursuivre une fois la séance parlementaire achevée vers 16h. Les députés non concernés rentrent alors dans leur cantonnement.
Pour la majorité des élus des différents partis d’opposition, un complexe résidentiel a été mis à disposition dès janvier 2011. Ce complexe est devenu un lieu de mobilisation politique fascinant. Des terrasses de leurs propres bungalows, en passant par les restaurants et les salles de réunion, les députés civils réapprennent le débat public et ouvert. Les élus de l’USDP demeurent par contre à l’écart, dans les locaux réservés par leur propre parti au sud de Naypyitaw ou, pour les plus gradés d’entre eux, dans des bungalows loués dans les différents hôtels de la capitale. De même, les députés militaires rentrent dans leurs casernes chaque soir. Quant à Aung San Suu Kyi, elle dispose d’une résidence particulière qui la tient aussi à l’écart de la mixité et des débats du complexe résidentiel.
Les députés civils disposent d’un salaire mensuel de 300,000K, versé le temps de leur mandat. La faiblesse de cette rémunération commence à faire débat. Certains députés de l’USDP semblent peu motivés par un salaire qu’ils peuvent allègrement dépasser en choisissant de se concentrer sur le secteur privé émergent. D’autres parlementaires (notamment ethniques) peinent à retourner régulièrement dans leurs circonscriptions trop éloignées, faute de moyens. Tous les députés bénéficient cependant d’une prime journalière de 10,000K lorsque le parlement est en session. Cette prime sert principalement à financer transports et loyers. Ceux qui résident dans le complexe résidentiel doivent en effet s’acquitter de 2,000K par jour, et les allers et retours journaliers (en mini-bus) entre le parlement et le complexe sont facturés 500K.
L’avenir
Au fil des sessions, certains députés affichent un véritable engouement et se prennent au jeu parlementaire. Plusieurs profils de députés se distinguent dans cette première législature « post-junte ». D’abord les vieux bureaucrates : septuagénaires, membres de l’administration ou même de l’armée lors des deux précédents régimes militaires, ils ont participé aux précédentes conventions nationales chargées de rédiger la Constitution de 2008, et eurent pour mission à partir de 2010 d’assurer la « transition » au sein du parlement. Peu d’entre eux se représenteront en 2015. Ensuite, les meneurs charismatiques : quinquagénaires ambitieux, ils disposent d’une solide base électorale locale et de la loyauté d’autres députés, et forment le noyau dur de l’USDP et de quelques partis ethniques, voire de la LND. Ceux-ci chercheront une réélection à tout prix en 2015. Enfin, et ils constituent la majorité des parlementaires actuels, les suiveurs (les « backbenchers » de la littérature anglo-saxonne), députés dociles qui ne prennent que peu d’initiatives, attendent les consignes de leurs partis ou de leurs leaders parlementaires, et ne semblent pas s’inquiéter de leur sort lors du prochain scrutin de 2015. Somme toute, les députés birmans offrent peu à peu un profil semblable à ceux de leurs pairs à travers le monde.
Ce texte est inspiré d’une série de quatre articles universitaires à paraître au cours de l’automne-hiver 2014-15.