A travers les campagnes indianisées de la Birmanie centrale
Renaud Egreteau est docteur en science politique de l’IEP de Paris et enseignant-chercheur à l’Université de Hong Kong depuis 2009. Il est l’auteur d’Histoire de la Birmanie contemporaine : le pays des prétoriens (Paris, Fayard 2010) et a coécrit avec Larry Jagan Soldiers and Diplomacy in Burma : Understanding the Foreign Relations of the Burmese Praetorian State, Singapore, NUS Press, qui paraitra en mars 2013.
Le visiteur étranger s’étonne souvent des couleurs, senteurs, textures et architectures assurément indiennes que la Birmanie peut offrir au premier regard. A Rangoun, mais plus encore le long de la route nationale entre Bago et Toungoo. Il est ici en effet une Birmanie fortement indianisée qui a étonnamment résisté aux vagues de « birmanisation » des dernières décennies. Deux districts en particulier, Kyauktaga et Zeyawadi, plongent l’observateur de passage bien plus au cœur de l’Inde rurale que de la Birmanie contemporaine.
Photo 1 – Village de Babugon, près de Kyauktaga, novembre 2012
Entre 100 000 et 120 000 Birmans d’origine indienne et encore largement hindouisés, y résideraient aujourd’hui, répartis dans près de deux cents hameaux. Ces populations importées à partir de la fin du 19ème siècle de la vallée du Gange (région du Bihar) n’ont fait l’objet que de trop rares études de terrain, les dernières datant des années 1980 (cf. bibliographie).
Migrations de peuplement
En 1890, l’administration coloniale alloua à un industriel britannique onze mille hectares de terres en friche autour de Kyauktaga. Quatre ans plus tard, un raja indien du Bihar (à mi-chemin entre Bénarès et Calcutta), se voyait concéder pour bons et loyaux services envers la couronne près de six mille hectares à Zeyawadi.
Afin de défricher, puis de participer au développement agricole de ces deux enclaves, une importation massive de main d’œuvre indienne rurale fut entreprise sous l’égide du secrétaire personnel du raja, Mr. Hari Prasad Sinha. Des milliers de familles de paysans biharis provenant du fief même du raja (Dumraon, dans le district d’Arrah, au Bihar) émigrèrent entre 1890 et la fin des années 1920. Peu à peu les migrations saisonnières rythmées par les récoltes et la mousson laissèrent place à des migrations de peuplement, ces communautés biharies faisant le choix de rester dans la province birmane.
Pays de cocagne
Certes, cette émigration avait d’abord répondu à des exigences pratiques. L’exploitation des deux concessions de Zeyawadi et Kyauktaga avait nécessité l’apport d’une main d’œuvre docile afin de transformer les forêts et savanes de la région en terres arables. Rapidement, la culture rizicole et surtout la canne à sucre furent développées. Mais cette politique migratoire permit aussi de soulager l’une des régions les plus pauvres des Indes britanniques, le Bihar, minée par de récurrentes sècheresses, famines et jacqueries. Enfin, pour ces paysans biharis, souvent de basses castes, l’émigration fut aussi un moyen d’échapper à la domination des hautes castes indiennes. En Birmanie, ils trouvèrent ainsi leur pays de cocagne, dans lequel ils purent importer leurs traditions, cultiver leurs terres et prospérer, tout en se soustrayant à l’aliénation ancestrale imposée par le système castéiste.
Loyautés indiennes
Il n’empêche que leurs loyautés politiques et culturelles, générations après générations, restèrent fermement ancrées en Inde. A Zeyawadi et Kyauktaga, ils reproduisent à l’identique leurs us et coutumes biharis, ceux d’un monde rural hindou vivant dans un splendide isolement et refusant l’intégration à l’environnement birman. Encore aujourd’hui ces villages pastoraux, véritables enclaves ethniques et religieuses aux noms évocateurs (Jaipur, Ganesh, Gopalganj, Rampur…), révèlent une ruralité parfaitement indienne.
Photo 2 – Bouse de vache séchée, village de Jaipur, près de Zeyawadi
Car ces populations biharie, si elles ont fui l’oppression des hautes castes, n’en ont pas rejeté pour autant leur organisation sociale traditionnelle endogame. L’on se marie dans son clan et sa caste, l’on prie dans le temple hindou familial dédié à la divinité que ses propres ancêtres vénéraient déjà en Inde.
Photo 3 - Mariage hindou à Kyauktaga, novembre 2012
Nombre de temples hindous de la région sont dédiés au dieu Shiva, ainsi qu’à la déesse de la mort Kali. L’iconographie et l’architecture de ces temples, parfois centenaires, attestent de leur héritage nord-indien (donc indo-aryen), et surtout de basse extraction. A la différence des flamboyants temples tamouls de Rangoun ou Mandalay, aux tours (gopurams) décorées de myriades de statuettes de divinités et aux intérieurs soutenus par de riches piliers en teck, les temples de Zeyawadi et Kyauktaga révèlent des structures dépouillées.
Photo 4 – Temple dédié à la déesse Kali, Jaipur, près de Zeyawadi
Enfin, un dernier marqueur « indien » persiste visiblement au sein de ces communautés : la langue. Le hindi, et dans une moindre mesure le bhojpuri, sont communément usités ; c’est même la langue principale de l’espace familial, avant le birman. A Zeyawadi pourtant, l’école construite en 1946 fut nationalisée en 1964, et l’enseignement en hindi prohibé. Mais le temple dédié à Saraswati, la déesse de la connaissance, y trône toujours à l’entrée. Les temples hindous (comme les églises et mosquées ailleurs en Birmanie) ont longtemps servi de parfaits véhicules de transmission de langues vernaculaires non birmanes.
Photo 5 – Gandhi Hall et salle de classe de hindi, Zeyawadi
La mauvaise réputation
Ces populations de Zeyawadi et Kyauktaga semblent donc bel et bien avoir résisté à la « birmanisation » imposée par les autorités birmanes depuis l’indépendance, même si la grande majorité d’entre elles possède désormais des papiers d’identité birmans. Toutefois, elles ont manifestement conservé une mauvaise réputation auprès de la majorité birmane.
Outre leur résistance à l’environnement bouddhiste et birman, ces enclaves sont réputées avoir produit quantité de gens peu fréquentables. Y pullulent, à en croire l’imaginaire collectif birman, rebelles, bandits de grands chemins, et dacoits (à l’instar du Bihar aujourd’hui, état fédéré de l’Inde aux taux de corruption et de criminalité les plus élevés du pays). Elles furent aussi l’un des grands fiefs du Parti communiste birman dans la Birmanie centrale ; parti rebelle dont les rangs ont été gonflés par ces paysans indiens et les premières élites par des intellectuels marxistes d’origine indienne.
La région avait en outre fourni nombre de volontaires et soldats à l’Armée nationale indienne (INA) de Subhas Chandra Bose dans les années 1943-45. Celui-ci avait combattu les forces alliées avec l’aide des troupes japonaises et de l’armée d’indépendance birmane – dont l’un des « Trente Camarades » était d’ailleurs originaire de Kyauktaga.
Ces indo-birmans étaient ainsi bien plus indiens dans le cœur que birmans. Les rancunes indophobes des populations birmanes à leur égard furent aisément exacerbées après l’indépendance. Entre 1964 et 1974, plusieurs milliers de familles de la région furent poussées à l’exil et rapatriées vers l’Inde. Beaucoup ont été réinstallées par les autorités indiennes dans le Bihar de leurs ancêtres. Il n’empêche, ceux qui sont restés en Birmanie depuis les années 1970 ne le regrettent pas. La Birmanie, soulignent-ils sans hésiter, reste encore ce pays doré que leurs ancêtres sont venus trouver.
Pour aller plus loin :
- Chakravarti, Nalini Ranjan, 1971. The Indian Minority in Burma : The Rise and Decline of an Immigrant Community. London : Oxford University Press.
- Egreteau, Renaud, 2007. “Les raisons de l’indophobie des Birmans”, Focus Asie du Sud-Est 2(11) : 20-21.
- Egreteau, Renaud, 2011. “Burmese Indians in Contemporary Burma : Heritage, Influence, and Perceptions since 1988”, Asian Ethnicity 12(1) : 33-54.
- Mya Than, 1993. “Jairampur : A Profile of an Indian Community in Rural Burma”, in Sandhu, K.S. and A. Mani, eds. Indian Communities in Southeast Asia. Singapore : ISEAS Publications (Reprint 2006), 683-706.